Denis Bourdon - dbourdon@dbourdon.com

    

Libération - Jean-Louis Gassée - Questions pour un Thanksgiving

Le 16 novembre 2001

Jean-Louis Gassée est PDG de Be,Inc. à Menlo Park en Californie.

 A cette date repère de Thanksgiving, le manque de «visibilité» inquiète. On peut même se demander quand le pays a connu autant d'incertitudes simultanées. Il faut donc s'attendre à un intéressant désordre de théories nouvelles pour expliquer le monde, désordre auprès duquel celui de la Nouvelle Economie fera figure de querelle de maternelle.

 Le 22 novembre, l'Amérique célèbre un Thanksgiving peu ordinaire, farci, si l'on peut dire, de questions et d'inquiétudes. Normalement, pour les familles dispersées aux quatre coins du pays, Thanksgiving est l'occasion de se retrouver autour d'une colossale dinde farcie et d'autres mets comme les patates douces et la tarte à la citrouille. Par colossale, j'entends des monstres qui dépassent 20 kilos si la tablée l'exige. La bonne surprise est qu'éleveurs et cuisiniers produisent un résultat d'un moelleux surprenant. Thanksgiving est censé commémorer un paisible repas d'action de grâce partagé entre les premiers pèlerins fuyant l'Angleterre et les natifs du lieu. Les lecteurs d'un quotidien parisien bien connu, l'«International Herald Tribune», trouvent chaque année à la dernière page du numéro de Thanksgiving la même chronique célébrant la tradition de Mercidonnant et les aventures d'un certain Miles Deboutish, et ce depuis plus de 25 ans, si ma mémoire est bonne.

 Economiquement, la réunion familiale fait de Thanksgiving la semaine de voyage aériens et automobiles la plus intense de l,année. Tout se terminant non en chansons mais en achats, plusieurs chaînes de télévision diffusent la parade des grands magasins Macy's à New York et le vendredi de Thanksgiving est traditionnellement un jour de soldes massives, le début très surveillé de la saison des achats de fin d'année.

 Cette année, les familles se réunissent comme par le passé mais l'inquiétude se mêle aux méditations reconnaissantes. Il y a le terrorisme, cette guerre lointaine en Afghanistan dont on ne sait pas si elle va se terminer rapidement, se transformer en bourbier sanglant ou s'étendre à d'autres pays. Il y a aussi l'anthrax, dont on commence à se demander s'il ne viendrait pas d'un autre McVeigh ou d'un autre Kaczinski, tout en s'inquiétant d'autres menaces bien plus virulentes comme la variole. Enfin, il y a l'état de l'économie, c'est un peu abstrait, et des conséquences pour l'emploi, c'est plus concret quand il est impossible de ne pas connaître autour de soi plusieurs familles dont le chef, homme ou femme, vient de perdre son travail sans grand espoir de le retrouver dans l'immédiat.

 R comme récession

 On a longtemps hésité à prononcer le «mot en R», récession, et on commence maintenant à évoquer un phénomène au moins aussi menaçant, la déflation. On connaît la définition de récession, une baisse prolongée, plusieurs trimestres consécutifs, de l'activité économique. Pour la déflation, il s'agit d'une baisse soutenue des prix pour des produits et services importants pour l'ensemble de l'activité économique. La récession peut correspondre à une baisse du volume de la production d'automobiles et de la construction de maisons particulières, par exemple. La déflation ajoute que le prix de ces produits baisse de façon importante et durable. Ainsi, on s'aperçoit que, depuis plusieurs années, le prix des voitures, à contenu constant, diminue régulièrement. Certains avancent que, sur les cinq dernières années, le prix moyen des véhicules neufs comparables aurait baissé d'environ 5%. Si cela devait continuer et se manifester dans d'autres secteurs, un lien cause-effet pourrait lancer le pays dans une dangereuse spirale déflationniste, comme celle connue après la crise de 1929. La baisse du prix des produits se répercute sur la rémunération des salariés directs ou indirects, les sous-traitants, la masse monétaire disponible pour les achats diminue, les prix sont donc forcés à la baisse et la spirale descendante continue.

 Ajoutons à cela que le coût de la santé, de l'assurance médicale et des dépenses non couvertes continue d'augmenter de 5 à 10% par an et le tableau s'assombrit. Entreprises et individus sont coincés entre les pressions déflationnistes sur le prix des produits et la poussée inflationniste de la santé. Ajoutons le déficit des comptes publics, les Etats et le gouvernement fédéral comptaient sur une croissance qui n'est pas au rendez-vous et il y aurait de quoi s'inquiéter. C'est ce que font certains de mes copains de la Vallée qui, après avoir longtemps dit et, moins longtemps, pensé que les secteurs comme les réseaux et les communications avaient devant eux des perspectives «éternelles» ou «infinies» commencent à se demander s'il ne faudrait pas penser à la retraite, la leur ou celle, stratégique bien sûr, de leur entreprise.

 P comme productivité
 Je pense que c'est plus compliqué. Certes, il est difficile de prédire quand et ou et, surtout, pourquoi la croissance reviendra. La Bourse hésite, un jour c'est l'embellie au vu des succès juridiques de Microsoft ou de la possibilité de l'arrêt des combats en Afghanistan, le lendemain le temps change et tous se précipitent vers la sortie en essayant de prendre quelques bénéfices. Mais, à côté des incertitudes, il y a quelques contre-exemples, voire quelques contradictions.

 Commençons par ces dernières. Quand le prix des produits et services augmente, les entreprises voient leurs prix de revient augmenter et ont tendance à suivre le mouvement d'augmentation des prix. Même chose pour les salariés qui sont ou bien appauvris par la valse des étiquettes, ou, s'ils sont en position de force, en mesure d'augmenter leur rémunération et, donc, les prix de revient de leur employeur. C'est la spirale inflationniste et l'apparente contradiction: les prix montent, c'est mauvais, ils baissent, c'est mauvais aussi. Revenons donc à la fixation des prix, et des salaires, par le gouvernement.

 Les raisonnements ci-dessus, si on peut ainsi les qualifier, souffrent d'au moins deux défauts. La montée de la part des services dans l'économie n'est pas prise en compte et la notion de productivité est de plus en plus difficile à cerner, que ce soit dans les services juste évoqués ou, plus simplement, dans les produits supposés tangibles. En théorie, la productivité mesure le rapport entre l'entrée et la sortie, les ressources à engager pour produire un produit ou service et la valeur économique constatée, chiffre d'affaires, marges, à la sortie. Dans un cas simple, il faut 2 heures de travail pour produire un stère de bois de chauffage. Si la location d'une scie motorisée plus 30 minutes de travail coûtent moins que les deux heures précédentes, il y a augmentation de productivité. C'est rarement aussi facile.

 Pour prendre un exemple qui me touche, et me nourrit bien malgré ce qui suit, on ne sait toujours pas quantifier les augmentations de productivité apportées aux entreprises par les ordinateurs personnels. Cela n'a pas empêché l'industrie des PC de faire de belles affaires pendant plusieurs décennies. Elles sont moins bonnes en ce moment, il est vrai, car les progrès perçus se ralentissent. Tout au long de ces années de forte croissance, le prix à contenu constant, dont on se plaint qu'il ait baissé d'environ 5% en cinq ans pour les automobiles, ce prix baissait de 20, 30 ou 40% par ans pour les PC. Même si l'on peut se poser des questions sur les prix à contenu constant des produits de Microsoft, il est clair que des entreprises comme Intel ou Dell ont su et savent encore faire de bonnes affaires dans un contexte qui, pour d'autres secteurs, serait «déflationniste».

 V comme visibilité
 Il reste que la comparaison entre secteurs est délicate, les chevaux et le nombre de passagers des uns sont difficile à traduire en gigahertz et gigaoctets. Quant à la productivité d'une automobile pour un particulier, il faut explorer, comme pour les PC, une évaluation de la valeur du vécu d'un produit, mesure subjective, tout comme celle du vécu d'un dîner au restaurant, d'une soirée au cinéma, d'un voyage dans les îles. Les quantifications sont possibles, tel produit est préféré à tel autre, la fréquentation du lieu varie, mais les interprétations sont difficilement traduisibles en une science «dure», en prévisions, en théories à soumettre à la méthode scientifique, à une expérience capable d'infirmer la théorie.

 En lisant la presse française, je vois qu'on emploie aussi le terme «visibilité», pour la capacité à prédire les résultats d'une entreprise ou d'un secteur. Le patron d'une entreprise dit aux analystes financiers que la visibilité dans son secteur est pour le moment très mauvaise. C'est l'excuse invoquée, à juste titre parfois, pour se faire pardonner les mauvais résultats, inférieurs aux prévisions et le refus subséquent de s'engager sur l'avenir.

 A cette date repère de Thanksgiving, le manque de «visibilité» inquiète. On peut même se demander quand le pays a connu autant d'incertitudes simultanées. Il faut donc s'attendre à un intéressant désordre de théories nouvelles pour expliquer le monde, désordre auprès duquel celui de la Nouvelle Economie fera figure de querelle de maternelle. J'écris intéressant car, dans le lot, suscité par l'inquiétude, le sentiment de menaces graves et proches, nous allons sûrement trouver des propos, des perspectives réellement intéressantes. Pour les anglophones, un bon début, le numéro de décembre d'«Atlantic Monthly» vaut l'effort de le trouver et de le lire avec, en particulier, un bon article sur le débat sécurité-liberté.

 Dans quelques heures, la diaspora Gassée se retrouvera autour d'une dinde, chez Gérard, un restaurant français à Lahaina, dans une île, Maui, de l'archipel Hawaii. Le chef français est prévenant, la tarte à la citrouille traditionnelle mais appréciée par politesse est remplacée par des crêpes Suzette. Lui non plus n'a pas de «visibilité», les affaires sont molles depuis le 11 septembre, elles sont meilleures cette semaine, gros point d'interrogation pour la suite.